past life

T’as gardé son odeur sur ta peau, une odeur de chacal. Ses doigts sur ton corps juvénile qui cherchait à se débattre. Le poids de son corps contre le tien. T’allais mourir. Tu le croyais parce qu’il était bien trop fort pour toi. Tout tourne autour de toi. T’es dans le noir total, sur ton petit matelas qui te sert de lit. Les pleurs inondent ton visage, des pleurs de honte, de désespoir. Que s’est-il passé ? T’aimerais ne plus y penser, mais son haleine est partout autour de toi, contre toi. Tes paupières sont lourdes et tu te forces à les garder fermées, histoire d’oublier. Mais comment oublier ces images digne d’un cauchemar ? Reviendra-t-il le dragon ? Te touchera-t-il encore ?

Le sang. Cette tâche trop vive qui s’étend au milieu du lit. Ça te choque. Tu vas mourir. T’as vu dans des films du sang et tu sais que si on saigne, on va mourir. Tu as peur de mourir. T’es jeune, trop jeune. L’autre, il te dit que c’est normal. Mais sur son visage, c’est son sourire qui te glace le sang. Son regard lubrique, mais ça, c’est plus tard que tu comprendras. Il ramasse tes draps, avec un clin d’œil. C’est un secret, il ne faut rien dire à ta mère. Pourquoi ?! Tu vas mourir et ta mère ne doit rien savoir ? Pourquoi faut-il lui cacher ? Mais les mots s’entrechoquent dans ta gorge. Aucun mot ne trouve refuge sur tes lèvres. Ton corps est paralysé. Coquille vide qui se traîne avec douleur. T’as mal, t’as mal là, à cet endroit. T’as essayé de faire pipi, mais ça te brûle. C’est pas normal. Rien n’est normal. C’est bizarre. C’est donc ça qu’on ressent quand on va mourir ? Tout se bouscule dans ta tête, tout se perd contre un mur de questions sourdes. La solitude t’accompagne. Elle t’envahit. Elle voudrait te prendre dans ses bras, te dire que tout va bien, mais rien ne va. Tout va mal. Cette image obscène de ce corps nu contre toi, en toi alors que tu saignes. Tu as mal. Tu pourrais le mordre, mais ton corps ne réagit plus. Ton corps ne t’appartient plus.

Le dragon te regarde. Il attend que tu commettes l’irréparable, mais tu n’as jamais rien dit. Obéissante comme une chienne. Adorable gamine qui avait tort de faire confiance aux adultes. Les adultes se croient tout permis. Ils dépassent les limites, ils enfreignent les règles. Les hommes n’écoutent que leurs sombres instincts. Lubricité, vices, perversion. Plus tard, quand tu auras l’âge de comprendre l’imaginable, c’est le discours que tu tiendras. Les hommes ne sont que des connards. Ils n’obéissent qu’à leur bite. Pourtant, tu aimeras ça. Tu les laisseras se décharger sur ton corps. Tu n’écouteras que tes désirs car, depuis toujours, c’est là-dedans que tu as vécu. Dans la merde, dans la débauche. Toute petite, tu voyais ta mère se préparer pour recevoir ses clients. Des hommes qui repartaient avec le sourire en coin. Des gros porcs !

Viol. Ce mot tourne en boucle dans ta caboche. C’était donc ça ? T’as été violée. L’horreur, la colère se frayent un passage sur ton visage. Ton visage se déforme sur cet acte. Tu n’as oublié aucun détail de cette nuit-là. Une seule nuit qui a marqué ton esprit. Une seule fois et pourtant, depuis, tu vis un cauchemar. Ton corps se tord, ton palpitant s’agite. Mentalement, tu comptes chacun de ses battements. Ta respiration s’accélère. Tes veines palpitent contre la peau fine de tes poignets. Ordure. Raclure. Il va payer ! T’as quinze ans. T’as enfin mis le doigt sur ce qui te hantait. Ta mère. Tu dois tout lui dire. Pourtant... Tu ne t’attendais pas à ça. Tu l’affrontes, mais en dépit de ce que tu imaginais, de ce que tu as vécu, tu l’imaginais... Un film que tu te faisais dans la tête. Un scénario bien fichu alors que la seule scène qui te bouleversait, c’est quand elle te prendrait entre ses bras pour te consoler. Elle se battrait. Elle jetterait ce porc. Il avait osé toucher son bébé. Cette image te faisait sourire car, c’était ce qui mettrait fin à ton cauchemar. Tu te trompais. Au lieu de ça, elle t’a insultée. Elle t’a traitée de tous les mots. Allumeuse. Salope. Menteuse. Des mots lourds de sens. Le savait-elle dans le fond ? Avait-elle compris qu’elle s’était mise avec un violeur d’enfants ? Non. Elle n’était plus ta mère. Elle n’était plus rien à tes yeux. Blessée, meurtrie, mais bien plus forte dans cette épreuve de la vie. T’es partie sans un mot. Où tes pas t’emmèneraient ? Aucune idée. Ton seul but c’était de quitter cet endroit sordide. Faire une croix sur le passé. T’as toujours été ni plus ni moins seule. Tu le seras probablement jusqu’à la fin de tes jours.

Chambre d’hôtel. Baignoire remplie jusqu’au bord. Cliché. C’est un vrai cliché, mais t’avais aucune idée de comment faire pour mourir. Se tailler les veines, mais comment faire ? T’as fait ce qui te semblait normal. Taillades fines, mais pas trop profondes. Tu ne le voulais pas. Tu le voulais, mais tu n’étais pas aussi forte pour aller jusqu’au bout. Alors ces cicatrices qui dessinent ta peau comme des tatouages indélébiles, te rappellent à jamais ton lâche geste. Qui te pleurerait de toute façon ? Personne. Il est tard ou trop tôt pour le commun des mortels. Connard de Dieu qui n’a pas voulu de toi. Tu te relèves de ce bain de sang. Hémoglobine qui danse sous tes yeux à mesure que l’eau s’échoue à travers le siphon. T’es fatiguée de te battre, fatiguée de mener cette vie. Petite chambre dans un hôtel que tu paies au prix de sacrifices humains. Tu tapines. Sur les trottoirs. Dans les bars aussi. Jamais le même homme au pieu, jamais la même cadence. T’as envie de te caser, mais avec le passé que tu trimbales, c’est pas facile. T’arriveras à rien.

T’avais trouvé un petit boulot, mais t’as pas su le garder. Serveuse un jour, caissière le lendemain. Non, t’as jamais été bonne qu’à aguicher les hommes. Les femmes aussi. Un peu comme si tu rechercherais une mère. Ou un père. Ça dépend comment on voit les choses. On te colle une étiquette dans le dos, pas toujours proche de la vérité, mais tu te comportes exactement comme ils veulent que tu sois. Tu te fous de ce qu’ils pensent. Tu te fous de ce qu’ils pensent savoir de ta vie. C’est pas eux qui doivent se battre, c’est toi. Ce soir, tu t’es fait belle, enfin, faut dire qu’avec ton corps assez bien foutu, tes longues jambes, même un sac à patates, te rendrait divine. T’es assise au comptoir du bar. Bière dans une main, clope dans l’autre. Petit cul moulé sur le tabouret alors que t’attends le prochain. Tu sais jamais à l’avance, mais ça te stimule quelque part. Tu te sens vivante. Tu choques la morale, tu te fiches des jugements qu’ils te portent. T’as envie d’être aimée, d’être considérée, mais personne ne t’a montré comment faire. Alors tu fais de la merde. Tu fais n’importe quoi, du moment qu’on te laisse pas finir la nuit seule.

A peine la porte fermée qu’il te saute. Juste quelques coups. Juste un bon moment comme tu aimes. Un bon moment, rien de transcendant. T’es arrivée y a trois ans à Black Waters. Tu ne savais rien de cette ville. Tu ne savais rien avant de mener ton petit bout de route. Un mois. Tu t’étais donné un mois. Ça fait trois ans maintenant. Demain, tu ne sais pas où tu seras, mais ce soir, t’es déjà attablée à ce bar. Bière dans la main, clope dans l’autre. Ce soir, tu ne sais pas quelle allure il aura. Ce soir, tu ne sais pas où tu logeras, mais ce soir, comme tous les autres soirs, tu les emmerdes tous.