past life
- Allez, essaie. Ça te fera du bien. Une poigne forte s’abat sur son dos, le pousse devant le sac de frappe sans plus de cérémonie.
C’est bien. Mieux vaut des paroles franches et honnêtes que les doux susurrements des serpents. Il peut comprendre l’inquiétude de son ami. Lyam est différent depuis ce jour fatidique. Sa famille le ressent. Comme les animaux, ils peuvent ressentir la noirceur des pensées de l’Alpha. Ça les touche, il en prend conscience. Il faut se reprendre maintenant. Mettre le passé de côté, se relever, enfin. Il a toute une famille à diriger, après tout. Elle se cesse de grandir, d’accueillir en son sein de nouveaux membres. Des lupins fiers, des lupins perdus, des lupins en quête de réponses. Il est de son devoir de leur donner à tous une maison rassurante et un guide lors des pleines lunes.
Mettre de côté son passé. Ça fait longtemps, maintenant… Quel ramassis de conneries. Son passé le hantera toute sa vie. Le grand loup lève ses mains pansées pour l’occasion devant son visage. Il se met à assener des coups dans le sac.
- Tu peux faire mieux ! Je ne sais pas moi… Imagine… Imagine le visage de quelqu’un, sur ce sac ! Un visage, hm ? Pourquoi pas…
***
Le visage de son père tout d’abord. Homme bourru, aux traits durs, au regard dur. Les mots qui sortent de sa bouche ne sont que poison. Les moments avec lui n’ont pas de saveur, ne sont pas mémorables. Son enseignement consiste en deux principes majeurs : sa destinée en tant qu’alpha et la dominance de leur race. Non, de ces souvenirs enfantins avec son père, il n’en garde qu’un gout amer de peur et de rancune. Sa vie à la ferme est rythmée par les ordres, les grognements lupins et les entraînements. Mais il y a également tous ces moments au contact de la nature, ses escapades des journées durant dans les splendides montagnes boisées. La mousse fraîche de la forêt sous ses pieds, l’odeur des sapins et le chant des oiseaux l’enivrent. Et, bien sûr… Le rire de sa sœur à ses côtés. Son sourire, cheveux virevoltants au gré du vent. La cueillette des champignons, les jeux de cache-cache. Il aurait donné sa vie pour sa sœur.
Son pouls s’accélère alors que ses traits se durcissent, ses frappes se font plus dures. Pourquoi les gens changent autant ? Où est sa sœur au regard malicieux aujourd’hui ? Pourquoi la folie a-t-elle remplacé la malice ?
Est-ce la faute de son père ? Est-ce sa faute à elle ? Est-ce de sa faute à lui ?
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Les temps changent, les enfants aussi. Les traits de leurs visages ne sont plus aussi purs, la croissance ne fait pas de cadeau. La chasse remplace la cueillette aux champignons. Les rires de sa sœur se font rares. Ils se s’entendent plus comme avant. Lyam découvre le lycée. Les humains ne sont pas si stupides que ça. Ses amis veulent le voir en dehors de l’école, Lyam doit mentir à son père ou sortir la nuit. Il retrouve son sourire lorsqu’il chevauche son fidèle vélo rouge, filant comme le vent pour rejoindre son petit clan. Il écoute du rock, il partage des bières, il embrasse sa petite amie du moment. Toutes ses conquêtes sont humaines. Avec égoïsme, Lyam sourit à cette simple constatation. Si son père le voyait…
Ne dit-on pas qu’on ne choisit pas sa famille ? Le reste du temps, Lyam poursuit son éducation lupine. Son père n’y va pas de main morte avec lui. Il repose tous ses espoirs sur son unique fils mâle, plus par fierté personnelle que par amour paternel.
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Avec l’âge ingrat enfin derrière lui, Lyam entame son premier combat : son entrée dans l’école de médecine. Voulant laisser pour la première fois sa ville natale derrière lui, revenant pendant les pleines lunes afin de laisser son loup intérieur prendre possession de lui. Son père se montre intraitable, mais Lyam n’en démord pas. Le loup patriarche ne comprend pas son choix. Pourquoi la médecine ? Pourquoi soigner, un loup peut très bien se régénérer avec un peu de temps. Lyam ment, subit ses injures, ses coups. Le patriarche faiblit enfin, pour la première fois. Peut-être que prendre de l’âge ne lui réussit pas. Peut-être qu’il aimait ses enfants, au fond de lui. Il laisse son fils échapper à sa destinée encore quelques années. Sa frustration est d’autant plus terrible quand son fils rentre au bercail. Les coups pleuvent, son entrainement s’intensifie. Lyam devient un colosse aux muscles d’acier. Sa destinée est de tuer un alpha pour lui succéder. Il n’a réussi qu’à grapiller un peu de temps. Et pourtant, il ne rend pas les coups. Il n’est pas comme son père. Sa sœur quant à elle l’ignore désormais.
Les études sont dures, mais lui font découvrir un autre monde, résolument plus humain. Le regard bleuté de la jeune Mary l’ensorcelle. Humaine, d’une douceur divine, leurs corps se complètent et se cherchent sous les draps de leur logement étudiant. Il pourrait reconnaître son parfum entre mille. Il l’aime passionnément. Avec les années, ce qui n’était qu’une jeune romance devient un couple solide, avide de projets.
Pourquoi devrait-il l’oublier ? Mary était la femme parfaite pour lui. De la sueur coule désormais de ses tempes, dégoulinant sur son menton. Ses coups sont rapides, sont durs. Le sac de frappe grince et gémit sous les assauts du colosse. Une voix lui parle, prononce son nom. Lyam n’est plus là cependant.
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Le visage de sa sœur devant lui. Ses yeux emplis de folie, le sang qui a giclé jusqu’à ses longs cils. C’était pourtant la destinée de Lyam qui s’accomplissait. Il a fait un long voyage pour réclamer une meute, pour mettre en terre un Alpha. Il avait même envie de cette nouvelle opportunité. Son loup intérieur le lui réclamait, il voulait le pouvoir, il voulait le sang. Il voulait vivre selon ses propres lois, il voulait se marier, il voulait exclure son père de sa vie.
Et le voilà devant le fait accompli. Un roi sans reine, trahi par sa propre famille. Le corps de Mary et de son père gisant à ses pieds. Et en face de lui, les deux pieds fièrement plantés dans le bain de sang, sa propre sœur.
***
Le sac de frappe se déchire sous le dernier coup du lycan. Lyam se redresse et pousse un soupir las alors qu’il redécouvre les sensations de son corps. Sa respiration rauque et la douleur dans ses jointures le ramènent à la réalité. Un jour, il la tuera. Et ce jour-là, il trouvera enfin la paix.
Lyam se retourne et pose sa main sur l’épaule de son ami.
- Tu as raison, ça fait du bien. On va se boire une bière maintenant ?