past life

« Ma chérie, n’oublie pas de garder un peu de gâteau pour les leprechauns ! » Son ton était bienveillant, elle enroulait une mèche issue de ma tignasse brune avec ses doigts, me regardant attentivement, guettant ma réaction. J’esquissais un simple sourire, amusée à l’idée qu’un petit lutin viendrait manger mes restes. J’adorais écouter ma mère me raconter des histoires et des contes, sur les monstres, les anciens Dieux et les créatures du petit peuple. Enfant, j’aimais particulièrement les contes des Leprechauns. Petites créatures obnubilées par l’or, qui ne prenaient même pas le temps de dormir ni de manger. Ma mère tenait à ce que nos restes soient dédiés à ces petites créatures, à chaque repas, dans le but d’obtenir leurs bénédictions. « La crème du lait, les meilleures miettes, sinon on subira leur colère ». Je soupçonnais ma mère de raconter toutes ces histoires pour faire de moi une enfant sage, avec la crainte de m’attirer les foudres du petit peuple si je devenais une enfant désobéissante. Je buvais ses paroles, m’intéressant aux rites anciens, à la mythologie gréco-romaine, aux dieux celtes et j’en passe. En grandissant, cette passion pour les mythes et légendes ne faisait que s’accentuer. C’est pour cela que je me lançais dans le cursus des mythes et légendes au sein de l’université de Dublin. Cursus peu apprécié de mon père, qui aurait aimé que je dépense ma bourse d'étude pour me consacrer à d’autres matières, jugées à ses yeux plus « utiles ». « Tu as les capacités Astoria, fais médecine comme moi, tu pourras reprendre mon cabinet ! » Il ne se lassait guère de me faire ce genre de proposition. Avec du recul, peut-être qu’il aurait été plus sage de faire médecine ? Mais la sagesse n’est pas toujours mon fort. Je suis une passionnée dans l’âme, une artiste à en juger par mes croquis ; dessins qui mettent en scène la plupart du temps des créatures imaginaires, lorsque ce n’est pas le visage d’inconnus qui m’ont interpellé dans la rue, à la croisée d’un chemin. C’est un véritable luxe, une vraie chance lorsque votre passion devient votre métier, votre moyen de subsistance. Je commençais mon premier poste à l’université de Dublin en tant que professeur stagiaire dans cette matière. Lorsque j’y pense, j’ai l’impression d’entendre encore mon cœur battre la chamade, avec cette impression, cette angoisse furtive, de le voir s’échapper de ma poitrine. J’étais jeune, mais obstinée, il en fallait bien plus pour me dissuader d’atteindre mes objectifs. Ne jamais reculer, ne jamais avoir de remords, voilà ma devise préférée. Vivre la vie, cueillir ce qu’elle a à m’offrir, n’est-ce pas le meilleur moyen pour être heureuse ? Je suis convaincue que oui, même encore aujourd'hui.

Poupée chiffonnée

Je ne fais pas que vivre la vie, je m’enivre d’elle, comme s’il s’agissait de la meilleure des absinthes. Me brûlant les ailes, me consumant parfois de l’intérieur. Véritable casse-cou, je n’ai jamais eu froid aux yeux. Pour réussir, je suis consciente qu’il faut faire des sacrifices. Durant mes études, ma bourse ne suffisait pas toujours à payer le loyer de mon taudis. Trop fière pour solliciter l’aide de mes propres parents, il me fallait collectionner les petits boulots, sans rechigner, jusqu’au jour où j’acceptais de remplacer une amie en tant qu’Escort girl. Est-ce parce qu’elle m’avait supplié de sauver ses fesses, en ayant les larmes aux yeux ? Ou, est-ce parce que je souhaitais me lancer dans cette aventure extravagante. Il ne s’agissait que d’un dîner d’affaires, de faire la belle aux côtés de quelqu’un de plus âgé, tout en me faisant passer pour ce que je ne suis pas. Comme beaucoup, je me suis laissée avoir par l’argent facile, les fastes de la haute société, les belles robes, les bijoux et le train de vie qui va avec. Oui, je faisais la « pute », la « pute de luxe », je pourrais en avoir honte, mais on ne peut pas revenir sur le passé. Et qu'elle en serait l'intérêt ? Aucun.

Je l'appelle IL

« Tu me payes un verre » Moi aguicheuse, LUI qui s’étonnait qu’une fille comme moi vienne à sa rencontre. Il sentait l’herbe fraîche que l’on vient de tondre, ses fringues trahissaient une lutte acharnée dans les bois, et son troisième whisky, son besoin d’oublier. Il me répondait d’un simple sourire, disant qu’il n’avait pas les moyens de mettre ses mains crades sur le corps d’une demoiselle. Poli, ou presque, son regard trahissant ses véritables pensées. IL aime les voyages, il a le goût de l’aventure, mais revient toujours au point de départ, L’IRLANDE ; comme un marin qui rentre au bercail à chaque fois qu’il est lassé de ses aventures. J’aimais comment IL me regardait, j’aimais voir son regard se noyer dans le liquide ambré de son verre. IL voulait se poser, entrer à l’école de police disait-il ; histoire de faciliter ses basses besognes.  IL parle de chasse, avec son frère jumeau, moi, je l’écoute ; buvant ses histoires, comme s’il s’agissait d’un conte raconté par ma mère. Il n’y a pas de lutin cette fois-ci, mais des monstres, des créatures avides. Je finis par lui proposer de me raccompagner, ce qu’il fit sans broncher en terminant son verre cul-sec.

Il ne s’agissait pas d’amour, il s’agissait de passion. La passion est la source des moments les plus rares : la joie de l'amour, la lucidité de la haine, la jouissance de la douleur. Il avait besoin de moi, de trouver du répit en moi. Moi je recherchais un peu de paix, le moyen d’apaiser mon âme. Je ne l’ai jamais pris au sérieux par rapport à son travail de chasseur, d’autant plus que lui-même s’excusait de ses paroles d’ivrogne. Comme aurais-je pu imaginer que notre monde était aussi dangereux ? Cela ne serait pas supportable de vivre dans cette angoisse lancinante.

L'ENFER C'EST L'AUTRE

Je n’avais plus d’intérêt de travailler en tant qu’Escort-Girl. Me voilà diplômée, Mademoiselle Jensen, professeur titulaire, troisième de ma promotion. L’un de mes clients les plus fidèles acceptait de ne plus compter sur mes services, mais pas L’AUTRE. L’autre est pourtant plus jeune en apparence, mais à la peau de marbre et l’apparence froide. Je suis frigorifiée dans ses bras, j’ai l’impression de faire l’amour avec la mort elle-même. Il paye bien, il paye énormément pour que je ne pose pas de question. Il est à la tête de quelque chose de louche ou en est le bras droit, je n’en sais pas plus. Il a refusé que je m’échappe, demandant une nuit, une simple nuit supplémentaire, une nuit où il planta ses crocs dans ma chair. Pas pour me tuer, pas pour me transformer, mais pour me rendre accro, être son calice. De « pute » à « putain de Junkie », il n’y a qu’un pas. Je le suppliais de s’abreuver de moi ; à ce qu’il me saigne ; frôler la mort toujours un peu plus dans un nuage orgasmique. J’étais à l’autre, tel un jouet, ou un objet que l’on peut jeter à tout moment. L’AUTRE n’est pas du genre à partager, L’AUTRE est le seul à mettre fin à ses contrats. J’étais à lui, jusqu’à temps où il se lasserait de mes services.

Dans cette descente aux enfers IL était là, tel un phare en pleine nuit. Notre relation prenant de l’ampleur, la passion se transformant peu à peu en amour inconditionnel. Je me suis confiée un jour à lui, pensant qu’il allait me prendre pour une folle, alors que L’AUTRE m’avait ordonné de garder le silence. IL m’a simplement répondu qu’il allait s’en occuper avec son frère, que je n’avais plus de souci à me faire, ponctuant ses propos d’un bisou taquin sur le nez. IL n'avait pas menti, L'AUTRE semblait devenir qu'un pâle souvenir.

DE L'OMBRE A LA LUMIÈRE

Longues furent les semaines de ma « désintoxication ». Il restant à mon chevet pendant toutes ces semaines, veillant sur moi, me protégeant ; renforçant ainsi nos liens. C’est presque naturellement, qu’à la suite de tout cela, il me demanda de l’épouser et de le suivre car il venait d'être affecté dans une petite ville à 50 km de Blackwaters. J'étais heureuse, et surtout surprise d'apprécier cette petite vie tranquille, entre mon travail, mon mari, notre charmante petite maison aux abords de la ville. Seule ombre au tableau, la maladie de ma mère. Je priais chaque nuit les dieux pour que son état de santé s'améliore. Faisant de nombreuses fois l'allé retour entre mon havre de paix et Dublin. Son état devenant critique, je me pris à solliciter les bienfaits d'Hadès, pour que la mort n'emporte pas ma mère cette nuit... Je fus entendue et comprise. S’agissait-il du hasard, ou m’avait-il écouté ? Je n’en savais rien, mais dans le doute je lui vouais un culte pour le remercier avec gratitude.  

DE LA LUMIÈRE AUX ABYSSES

Le crissement des pneus, le bruit sourd de la taule qui se plie et mon corps qui est propulsé à travers le pare-brise. J’aurais dû mettre cette foutue ceinture, au lieu de jouer les tentatrices avec IL. Un cerbère meurt, un renaît ; au même instant, à la même minute ; le hasard occupait à synchroniser la perte et la naissance d’une âme pour faciliter cette unité. Cette synchronicité alimentée par le désir de vengeance de L'AUTRE, détruisant cette vie harmonieuse et paisible que j'adorais.

« Bienvenue Astoria »

Tapis là, dans l’ombre, regard de flamme qui creuse au plus profond de votre âme, sans ciller une seule seconde. Il s’approchait de moi, me tournait autour tel un prédateur. Il m’expliqua mon rôle, que je lui devais une fleur, tout en levant mon menton pour mieux planter son regard dans le mien. Une multitude de questions m’assiégeait l’esprit, les réponses venaient sans qu’aucun son ne franchisse mes lèvres. J’étais morte. Je ne pouvais pas l’accepter, j’imagine que c’est une réaction normale et que tout le monde passe par les différentes phases de deuil. En échange du cadeau fait à ma mère, je devais le servir au-delà de ma mort et devenir « son cerbère ». Il souhaitait que je sois aussi fidèle aux anciennes croyances, qu'à LUI. Qui aurait pu refuser une offre aussi alléchante ? Je voulais vivre, tout simplement vivre. « Mais tu devras oublier ta vie d’avant, les cerbères et les chasseurs ne font pas bon ménage ! » lança-t-il avant de déposer un baisé sur mon front.

J’ouvris les yeux, fixant le plafond en attendant de reprendre mes esprits, j’étais sur une table réfrigérée, nue, uniquement couverte d’un drap. J’examinais mon corps, et constatais qu’on n’avait pas eu le temps de m’ausculter, ce qui me fit lâcher un soupir de soulagement. Il ne manquerait plus de perdre un ou deux organes au passage. Je n’eus pas le temps de poser mes pieds au sol qu’une femme entra subitement, à la Chuck Norris, en me lançant un sac. « Habille toi » lança-t-elle avant de me tourner le dos.  

J'ai gardé le silence tous le long de la route, direction BlackWaters, au devant d'une nouvelle vie, une vie en tant que cerbère, une vie en tant qu'Olivia Bennet.